Chapitre 4
C’était de nouveau la printane, une printane frileuse bien différente de celle de Béthély, avec ses ciels aux rares échappées de bleu (mais un bleu si tendre, alors), ses soleils intermittents, ses fleurs timides. Mais c’était la printane. Lisbeï ne se réconcilierait jamais avec les hivernes humides et froides de Wardenberg et la nécessité de vivre enfermée pendant près de cinq mois de l’année. De toute façon, à Wardenberg, on était enfermée même quand on était dehors, malgré les petits arbres, les balcons verts et les terrasses suspendues entretenues avec tant de soin par les habitantes de la Citadelle. Dès le début de son séjour, elle avait repris la taïtche dans la salle de gymna du quartier : aller à la Schole et en revenir n’étaient pas un exercice suffisant pour son corps impatient. Et dès la fin de l’hiverné, la première année, elle partit se promener seule sur la grève autour de la Citadelle, à marée basse. Lorsqu’elles l’apprirent, ses compagnes de la Schole la trouvèrent un peu bizarre, mais plusieurs finirent par l’accompagner, Fraine tant que sa première grossesse le lui permettrait, et Livine, et même Ysande qui détestait l’effort physique. Mais elles la laissaient faire seule la course avec la marée montante.
Et maintenant c’était de nouveau la printane, sa troisième à Wardenberg, et elle avait envie de sortir. Marcher dans les ruelles et les escaliers de Wardenberg ou même sur la bande de sable découverte au pied des rochers, ce n’était pas sortir.
« Il serait peut-être temps de faire ta patrouille », remarqua Kélys. La pérégrine préparait sa nouvelle campagne d’exploration en consultant les précieux documents de la Schole. L’idée surprit d’abord Lisbeï, lui parut ensuite logique et séduisante. On rejoignait en général une patrouille dès qu’on devenait une Bleue, et les quotas acceptés par chaque Famille auraient par ailleurs vite envoyé Lisbeï le long de la frontière des Mauterres si elle était restée à Béthély. Mais il y avait assez de Bleues à Wardenberg pour permettre de planifier avec plus de souplesse leur passage dans une patrouille, surtout quand elles étudiaient à la Schole. Lisbeï alla trouver la capte responsable. Une patrouille de Bleues de Baltike se rassemblerait à Amsherdam dix jours plus tard avec des Bleues de Wardenberg et de ses Communes. Lisbeï était en excellente forme physique, elle n’aurait pas à suivre l’entraînement préalable. Parfait. Elle prévint la Schole, alla chercher son équipement et consulta les cartes. Amsherdam n’était pas si loin, surtout par bateau, mais elle voulait aller visiter le Sanctuaire puis continuer par voie de terre, ce qui prendrait un peu plus de temps.
« Tu veux aller sur la Côte ? » dit Fraine en fronçant le nez – ce qui ne l’empêcha cependant pas d’accompagner Lisbeï, avec Livine, jusqu’au Sanctuaire.
La Côte avait un statut ambivalent chez les Wardenberg. C’était sans doute de l’avoir contemplée de loin pendant près d’un siècle en sachant que les guerrières des Ruches pouvaient en venir n’importe quand. Mais c’était aussi dehors, un espace où vivre normalement, une possibilité de liberté. Celles qui y habitaient maintenant, dans la Commune de Zirfell ou celle de Keilloch, en avaient évidemment une vision moins romantique. Mais la Côte était encore un peu le lieu de tous les dangers et de toutes les séductions pour les habitantes de Wardenberg.
Le Sanctuaire se trouvait sur la Côte. Ou du moins plus à l’est à l’intérieur des terres, sur le territoire de la Commune de Zirfell. (Lisbeï avait recherché les divers usages du mot « commune » pour en retrouver les connotations, comme le lui avait conseillé la vieille Carméla. Elle continuait à préférer « Bouture ». « C’est normal », avait dit la vieille Bleue en souriant.)
À marée haute, Wardenberg flottait sur la mer comme un large chapeau à deux cornes. L’une, au nord-ouest, portait la Citadelle primitive, maintenant le Premier Niveau ; l’autre, au sud-est, plus petite et englobée par la croissance de la Citadelle, avait été aplanie et aménagée en espace cultivable au début des Harems, par de patients transferts de terre. C’était la même chose sur la Côte, où se prolongeait le massif montagneux de l’île, séparé en Jeux par les marées du Déclin là où s’était trouvée autrefois une passe de basse altitude. Jardins et petits champs s’imbriquaient en une mosaïque minutieuse et s’accrochaient aux pentes les plus improbables grâce à un système de terrasses édifiées et entretenues avec amour au cours des siècles. Les rigueurs croissantes du climat, plus nettes dans le nord du Pays des Mères depuis une vingtaine d’années, avaient poussé au développement de serres à Wardenberg comme dans de nombreuses autres Familles de Baltike (de Brétanye également, d’ailleurs). Sur le versant sud-ouest de la Côte, à Zirfell, la majeure partie des terrasses portaient les fameuses vignes ; chaque pouce carré de terrain était âprement disputé à l’ancienne montagne, mais il n’y avait pas de serres. Les terrasses du versant nord-est de la Côte, cependant, comme celles de Wardenberg qui leur faisaient face (de l’autre côté du détroit à marée haute, par-dessus la langue de rocaille vaseuse à marée basse), miroitaient d’éclats fragmentés au soleil, comme autant d’ailes de libellules.
Sur le territoire de Zirfell se trouvait aussi la centrale hydroélectrique, alimentée par les chutes de la Pughe (on prononçait « Push »), une rivière sur laquelle on avait reconstruit le barrage endommagé par les Ruches. La Pughe coulait à travers la forêt de Wardenberg, surveillée, entretenue et renouvelée avec une attention maniaque par un essaim de forestières : le charbon de bois était essentiel au procédé utilisé à Wardenberg pour la fabrication de l’acier. D’autre part, la Schole de Wardenberg était la plus grosse consommatrice de papier du Pays des Mères. Le recyclage systématique des vieux papiers et tissus, et l’usage des résidus agricoles, n’y suffisaient pas tout à fait ; on complétait avec du bois. La fabrique de papier était située sur la Pughe. Tout comme la pollution due à l’aciérie souterraine et à ses annexes, impossible à juguler totalement, cette déforestation pourtant relative et toujours contrôlée était un des péchés que certaines ne se faisaient pas faute de reprocher hypocritement à Wardenberg : cela ne les empêchait pas de se servir des ustensiles, des outils et des livres qu’elle fabriquait.
En 152 Après Garde, dans une clairière, au pied d’un jet de roc nu qui perçait le couvert boisé, des bûcheronnes avaient trouvé l’entrée du Sanctuaire en inspectant les dégâts causés par un des petits tremblements de terre qui secouaient parfois la région.
Elles y étaient tombées plus qu’elles ne l’avaient trouvée. La couche d’humus recouvrait une grille dont le métal rouillé achevé par le tremblement de terre avait cédé sous le poids de l’une d’elles (une chute de plus de quinze mètres : un miracle que la bûcheronne Ethel, ainsi entrée dans l’Histoire, s’en fût tirée avec seulement une jambe cassée). Le Sanctuaire était un souterrain lui aussi. Les hommes du Déclin avaient décidément eu une mentalité de taupes, à en juger par le nombre des structures qu’ils avaient enfouies sous terre. Ils avaient peut-être peur du ciel et des foudres artificielles qui, selon la tradition, l’avaient parcouru. Ou la surface menacée de toute façon par les eaux était déjà tellement peuplée que la seule dimension de l’espace encore disponible était celle de la profondeur. Ou tout cela en même temps, mais qui se souciait vraiment de comprendre les fous du Déclin ? On se contentait d’utiliser les matériaux dont ils avaient truffé le sous-sol, surtout le métal, puisqu’ils avaient justement fini d’épuiser les mines en surface, comme bien d’autres ressources, pour le fabriquer.
Une fois à l’intérieur, on se trouvait bien dans un souterrain, mais la comparaison avec Béthély s’arrêtait là. C’était un court passage étroit, un couloir, recouvert d’un ciment très dur lui-même enduit d’une matière plastique imitant la céramique. Il y avait eu de la lumière au fond du trou pour la bûcheronne tombée du ciel : de petites plaques de verre dépoli encastrées dans les parois s’étaient illuminées quand elle les avait touchées en essayant de se relever. Elles étaient restées allumées quand ses compagnes étaient descendues pour l’aider. Elles s’étaient éteintes quand elles étaient reparties, rallumées quand elles étaient revenues avec une équipe de récupératrices. Puis elles s’étaient éteintes peu de temps après, pour toujours : la relique d’énergie inconnue qui les avait alimentées s’était définitivement épuisée.
L’exploration s’était faite par le puits d’aération, jusqu’à ce qu’on découvrît une autre entrée. Un effondrement de rocs et de terre l’obstruait mais on voyait confusément de la lumière au travers et de l’air circulait par là. On avait fait le plan du couloir et retracé son parcours en surface pour aboutir à une petite dépression emplie de rocs entassés, de buissons et d’arbres. À partir de là, il avait été plus facile de dégager l’autre extrémité du couloir.
Il ne menait pas très loin, dans une salle carrée d’une dizaine de mètres de côté. Au moins deux fois auparavant, au début du Pays des Mères, des récupératrices avaient trouvé la même chose : un mur couvert d’écrans brisés et, en dessous, un grand pan incliné qui avait dû être un panneau de contrôle puisqu’on pouvait encore distinguer çà et là une manette, un bouton ou un curseur dans le plastique et le métal fondus. Du noir de fumée et des traînées brunâtres sur tous les murs, et au milieu de la salle les restes noircis de ce qui y avait été brûlé. Beaucoup de matières plastiques, mais aussi de nombreux livres. Celles qui avaient allumé le brasier ne s’étaient pas souciées de la perfection de la combustion : plusieurs pages (une centaine en tout) étaient plus ou moins intactes. Les livres auxquels elles avaient appartenu étaient en plusieurs langues différentes, aux rapports déjà assez lointains avec celles qu’on parlait alors au Pays des Mères, et publiés à des dates généralement impossibles à établir avec certitude. Mais on finit par en déchiffrer la plus grande partie. La plupart de ces pages ou morceaux de pages couvraient, ou plutôt suggéraient de façon très lacunaire, quantité de connaissances apparemment courantes au temps du Déclin, archéologie, chimie, astronomie… De pages qui se suivaient à peu près, il n’y en avait que trois groupes. D’abord, une dizaine de feuillets discontinus mais appartenant sûrement au même chapitre, décrivaient les Grandes Marées du Déclin et traitaient de climatologie. Huit autres résumaient (en pointillé, à cause des pages manquantes) les grandes lignes de la théorie de l’évolution. Et une trentaine, enfin, presque sans interruption, avaient fait partie d’un chapitre sur la génétique. Elles essayaient d’expliquer comment et pourquoi il naissait moins d’hommes que de femmes : il devait normalement en naître autant mais des mutations venaient parfois brouiller le jeu. À une période indéfinie mais précédant sans doute le Déclin proprement dit, elles avaient affecté le chromosome déterminant le sexe : l’équilibre aléatoire entre naissances mâles et femelles avait été rompu. D’Elli et de la punition des mâles pour avoir transgressé l’ordre naturel du monde, il n’était nullement question.
Des Juddites se levèrent avec une indignation vocifératrice pour dénoncer comme une abominable hérésie l’intégralité des Fragments – nom sous lequel on connaîtrait désormais ces documents. Pendant qu’elles y étaient, elles condamnèrent aussi les entreprises sacrilèges des récupératrices, qu’elles voyaient d’un mauvais œil se développer depuis une trentaine d’années. Les proto-Progressistes (dont le point de vue s’affirmerait comme tendance à la suite des débats), leur opposèrent une résistance farouche. On en appela finalement à une Décision. Qui trancha en faveur des Fragments et des récupératrices. Les hommes du Déclin avaient provoqué celui-ci, et ses diverses contaminations avaient à leur tour causé l’altération du matériel génétique humain : Elli avait inscrit le châtiment dans l’ordre naturel du monde lui-même. Ni la connaissance, ni le changement, ni la récupération des artefacts du Déclin n’étaient des Abominations. Si elles étaient possibles, c’est qu’elles se trouvaient incluses dans la Tapisserie d’Elli (l’argument même de Mooreï pour le carnet). La danse d’Elli pouvait sans inconvénient englober le mouvement de l’évolution, que ce soit celle des plantes, celle des animales ou celle des humaines, la fonte des pôles ou la combinaison des gènes. Le vrai Pays des Mères datait de cette Décision, avait dit Antoné à la petite Lisbeï quand elle lui avait fait l’historique des connaissances sur la reproduction humaine ; Mooreï était plutôt d’avis qu’il datait de la Décision ratifiant le caractère divin de Garde et de la Parole. Lisbeï avait pensé que, comme d’habitude, elles avaient sans doute toutes les deux raison.
Une porte blindée très épaisse fermait la salle ; elle était faite d’un alliage qu’on n’avait pu percer avec les moyens limités dont on disposait. Le mécanisme d’ouverture – car elle devait bien en avoir un – n’était pas apparent. On était donc tout simplement passée à côté, à travers le mur. Les bâtisseurs du Déclin n’avaient pas envisagé cette éventualité : à part une couche de plomb d’une dizaine de centimètres, facile à percer, la paroi était faite de ce ciment dur, certes, mais dont on avait fini par avoir raison.
La porte blindée était toujours là, à côté de la porte qu’on avait installée dans le mur reconstruit en briques dans la brèche initiale. Bien des forgeronnes venues au Sanctuaire devaient contempler avec regret cette énorme masse de métal. Une autre porte du même type lui faisait face, de l’autre côté d’une autre salle carrée complètement vide, aux murs de céramique percés de plusieurs orifices énigmatiques.
Les premières tentatives de sondage avaient suggéré – après une journée de labeur ininterrompu – la présence du roc derrière les parois, sur une épaisseur telle que même des explosifs n’en seraient pas venu à bout sans risques sérieux pour le reste de la structure. Des tentatives de forage, tout autour, n’avaient rien révélé.
Le Sanctuaire : une trentaine de mètres de couloirs, deux salles carrées et deux portes de métal irrécupérable. (On avait cependant récupéré le métal des parois.) Pourquoi l’appelait-on « Sanctuaire », alors ? C’était en mémoire de l’Arbitre Mégan, une Croyante modérée de Gloster, qui avait continué de vivre là en solitaire après avoir rendu sa Décision et y était morte à un âge avancé. Il n’y avait pas vraiment de « saintes » au Pays des Mères, au sens où Lisbeï trouverait parfois ce terme dans les plus anciennes Archives : c’était incompatible avec la nature très personnelle, sans intermédiaires, de la foi en Elli. Mais Mégan de Gloster était sans doute ce qui s’en rapprochait le plus.
On laissait les chevales en bas de la pente (« les chevaux », disait la pancarte, en bon frangleï de Wardenberg) et on montait à pied à travers les arbres. La terre du chemin, durcie par les passages réguliers, était aussi lisse que de la pierre ; sur les cent derniers mètres, c’était effectivement de la pierre, deux siècles et demi de va-et-vient ayant depuis longtemps pulvérisé la couche d’humus déjà assez mince au départ. Un édifice d’à peine deux mètres de haut abritait l’entrée de l’escalier, un toit de bois posé sur des murs de briques vernissées, un simple abri, rien de plus. Lisbeï se serait attendue à plus de solennité. Un peu plus loin, la petite maison de l’Arbitre, avec ses rondins patines par le temps, était intacte – entretenue avec respect. La clairière avait été aménagée en petit parc : pelouse, buissons de belle-de-nuit (fermées à cette heure de plein midi), bancs de bois vernis où les visiteuses fatiguées par l’ascension pouvaient s’asseoir pour souffler. Tout autour, dans le sous-bois, des taches bleues et rouges, quelques vertes : des touristes en train de pique-niquer sans façon.
L’escalier était abrupt, il fallait bien tenir la rampe. Et il n’était pas éclairé. C’était sans doute délibéré : on descendait dans le noir vers le rectangle éclairé du couloir et on débouchait enfin dans la lumière des temps anciens, ou presque. Certaines grommelaient régulièrement contre ce gaspillage, mais plusieurs klims de ligne enterrée par les électriciennes de Wardenberg reliaient le Sanctuaire à la centrale de Zirfell et alimentaient les lampes des salles. Une lumière trop blanche, trop immobile pour Lisbeï élevée à la gazole. C’était pareil à Wardenberg : on n’y utilisait l’électricité que pour l’usine souterraine et les ateliers annexes ; et aussi, une fois par année, pour les éclairages de la Célébration – critiqués comme sacrilèges par les Juddites. Cette lumière éclairait trop bien. Tout avait l’air trop neuf, presque décevant, sans mystère : des lignes si dépouillées qu’elles en étaient pauvres et non pures. Certes, les portes métalliques étaient impressionnantes avec leur énorme éclat froid et l’absence de tout ce qui signalait habituellement une porte – gonds, poignée, serrure, il n’y avait rien de tout cela, seulement la surface métallique dans le cadre où elle s’insérait (« … et on ne peut passer une aiguille dans la rainure ! »). On avait depuis longtemps nettoyé le plancher et les parois, et tenté de reconstituer mur d’écrans et panneaux de contrôle en faux relief sur une toile peinte – processus toujours en cours car d’autres découvertes venaient parfois apporter des précisions sur leur aspect possible.
Ensuite, on passait dans l’autre salle par la porte ordinaire qui s’ouvrait de façon ordinaire à côté de l’inexpugnable porte de métal. Le bois de la porte, la maçonnerie de briques étaient si banales que c’en était presque comique. Ou touchant, ou effrayant – rapprochement brutal de deux technologies si différentes, de deux époques si éloignées l’une de l’autre, si irrémédiablement ignorantes l’une de l’autre. Était-ce encore un effet voulu ? Peut-être pas. Mais c’était sans doute ce qui faisait taire toutes les visiteuses à l’entrée.
Les originaux des Fragments se trouvaient dans des caissons vitrés montés sur des tables inclinées, avec des copies grossies, afin de rendre leur examen plus facile. Lisbeï se pencha, fascinée. Les lettres d’imprimerie étaient encore très nettes, après tout ce temps. Puis elle oublia les lettres, surprise par la vague familiarité de certains mots.
« Mais c’est du vieux-frangleï, s’exclama-t-elle, les mêmes variantes que dans le carnet ! »
— Oui, c’est du très ancien vieux-frangleï, dit la Bleue qui servait de guide. Quel carnet ?
— Le carnet… le Testament de Halde », se reprit Lisbeï en se rappelant le nom qu’on donnait désormais au carnet.
La Bleue fronça les sourcils : « C’est censé être du vieux-litali.
— Non, intervint Fraine, la seconde partie est en vieux-frangleï. C’est la troisième partie qui est en vieux-litali.
— De toute façon, dit la Bleue en haussant les épaules, il n’est pas nécessaire de vivre pendant le Déclin, ni même à la fin des Harems, pour savoir écrire en vieux-frangleï. »
La sécheresse de l’intonation intrigua Lisbeï. Cette femme… était soudain fâchée. « Que voulez-vous dire ?
— Que la Décision ne m’a pas convaincue », dit l’autre, toujours sèche. Puis elle fit un effort visible pour redevenir polie, sinon aimable : « Désirez-vous rester plus longtemps ou allez-vous remonter tout de suite ? Il va recommencer à y avoir du monde…
— Comment cela, pas convaincue ? » dit Fraine. La Bleue se retourna vers elle avec une ironie résignée : « Puisqu’elle vous a convaincue, apparemment, nous n’en discuterons pas, si vous le voulez bien. »
La politesse interdisait d’insister. Lisbeï et ses deux compagnes finirent d’examiner les présentoirs vitrés puis remontèrent pour faire place aux autres visiteuses, en effet plus nombreuses maintenant que l’heure du repas était passée.
« Personne n’a jamais dit qu’il était défendu de discuter une Décision », s’exclama Fraine, au bout d’un moment, dans le chemin descendant vers l’endroit où elles avaient laissé leurs chevales. « Et la Décision de Mégan, sur les Fragments, elle doit bien l’approuver ? Elle accepterait de la discuter, celle-là ?
— C’est son droit, Fraine, dit Livine. Et puis, la Décision de Mégan ne portait pas sur le même genre de choses, on ne peut pas comparer.
— Pourquoi pas ? Les Juddites de l’époque voulaient faire interdire les Fragments pour des motifs religieux et Mégan a rendu sa Décision sur ce plan-là. Elle a dit que le progrès des connaissances n’était pas incompatible avec la foi en Elli.
— Antoné a dit un peu la même chose.
— Justement ! Et le savoir progresse par les interrogations, n’est-ce pas ? Elli nous a faites libres de questionner la trame de Sa création et libres de nous l’expliquer comme nous le pouvons. Refuser la discussion, c’est refuser la liberté d’Elli.
— Tu exagères toujours, Fraine…
— Mais non ! Il y en a eu, des discussions, après la Décision de Mégan. Il y en a encore ! Tu n’en discutais pas l’autre jour avec Ysande ? Tu ne lui demandais pas pourquoi Elli punit encore aussi les femmes, aujourd’hui, en permettant qu’il naisse toujours moins de garçons que de filles, alors que ce sont les hommes qui ont choisi d’utiliser leur liberté en altérant Sa création, et que de toute façon les péchés des parentes ne sont pas censés retomber sur les enfantes ? Alors que la Décision de Mégan est censée avoir répondu à cette question-là, justement ? Ah ? »
Mais Livine n’avait pas l’intention de se laisser étourdir par les sauts logiques de Fraine : « Les Décidons ne répondent pas une fois pour toutes à des questions et je n’ai jamais dit qu’il ne fallait pas discuter. Seulement que nous pouvons choisir de ne pas discuter. C’est notre liberté, notre responsabilité, nous devons vivre avec. C’est ce que disait Ysande. Nous ne sommes pas punies, parce que nous ne sommes pas coupables des choix passés du Déclin, mais nous sommes responsables de ce que nous faisons aujourd’hui pour vivre avec leurs conséquences. De même, si les hommes du Déclin ont introduit des changements irréversibles dans la Tapisserie, c’était leur choix. Si nous introduisons des changements, c’est le nôtre et notre responsabilité. Le Service est notre création à l’intérieur de la création d’Elli. Si nous voulons transformer le Service, notre responsabilité est d’en peser toutes les conséquences…
— On ne peut jamais toutes les peser ! Quand une chose ne fonctionne pas, il faut la changer, même si on ne peut pas prévoir toutes les conséquences. On apprend en route. Ou alors, on ne changerait jamais rien. Et puis, il y a aussi des changements qui échappent à notre contrôle, et quand ils sont pour le pire, c’est un devoir de les éviter ou de les annuler, même si c’est Elli qui les a mis sur notre route. Elli veut voir ce que nous en ferons. Puisqu’Elli nous a faites libres, Elli ne peut pas savoir tout ce que nous ferons, n’est-ce pas ? Elli ne sait pas forcément où s’en va Sa Tapisserie. Nous la faisons en même temps qu’Elli. Nous faisons Elli en même temps qu’Elli se fait. C’est ça le changement, l’évolution. Des choix imparfaits dans un monde imparfait. Même Garde l’a dit. Non ? »
Lisbeï savait maintenant que ce dicton, comme plusieurs autres, n’était pas la propriété exclusive de Selva, mais s’employait dans tout le Pays des Mères. La voix de Fraine et ses émotions avaient pris une tonalité un peu agressive, un peu anxieuse aussi. Tout en marchant, Lisbeï pensait à ce qui ne serait pas dit et qui sous-tendait pourtant les pensées de la jeune Rouge même si elle était sans doute persuadée de parler de tout autre chose : sa première enfante n’avait pas survécu, elle avait très peur de ce qui allait se passer pendant sa deuxième année de Service, qui commencerait dans deux mois. Livine devait s’en être souvenue aussi car elle revint sur le terrain plus ferme et moins personnalisé de l’Histoire :
« Peut-être. Mais, en tout cas, des accommodements divers s’élaborent avec le temps pour accompagner les changements de la Tapisserie. La découverte à Béthély a été un changement et la Décision est une façon d’y répondre, d’abord individuelle et ensuite collective. Cette Bleue du Sanctuaire s’accommode de la Décision en n’en discutant pas et toi en voulant en discuter. Elle peut ne pas en discuter et tu peux en discuter avec celles qui veulent le faire, et c’est bien ainsi, oui ? »
La conversation continua mais Lisbeï n’écoutait plus, renvoyée à ses propres choix et à leurs conséquences. Deux années plus tôt, elle avait cru qu’une fois la Décision rendue, tout redeviendrait comme avant au Pays des Mères, ou presque. Elle avait bien vu les réactions de Selva, de Mooreï ; elle avait bien vu le tumulte à l’Assemblée ; et les auditantes, lors de son témoignage près de la Ferme du Plateau, s’étaient interrogées devant elle, avec elle. Mais elle avait cru, elle avait voulu croire qu’après la Décision, comme l’eau de l’étang après la pierre, le Pays des Mères retrouverait son calme. Elle constatait maintenant que la réalité n’était pas une métaphore, ou que la métaphore de la pierre dans l’eau était trompeuse : l’étang ne se retrouvait jamais exactement comme avant. La Tapisserie d’Elli, même si elle se reconstituait toujours, le faisait dans une seule direction du temps. Et pour des centaines de milliers de femmes bien réelles, bien vivantes, soudain rencontrées en la personne de la guide anonyme du Sanctuaire, la vie au Pays des Mères ne serait plus jamais « comme avant ». La jeune Lisbeï (comme elle commençait à se voir deux années après) aurait sans doute été émerveillée d’avoir ainsi introduit une nouvelle trame dans les histoires de chacune comme dans l’Histoire de toutes ; la jeune Lisbeï aurait été fière de son rôle de pivot, de son pouvoir sur ces histoires. La Lisbeï de maintenant en éprouvait plutôt la responsabilité ; elle aurait presque regretté d’avoir désobéi à Selva… Mais on ne pouvait pas revenir en arrière. Et puis, la Lisbeï de maintenant avait payé le prix, elle s’était exilée de Béthély, n’est-ce pas ? Pour elle non plus rien n’était comme avant. Elle n’allait pas supplier Béthély de la reprendre. C’aurait été reconnaître qu’elle avait eu tort. Et elle avait seulement dit la vérité. Les changements apparus dans le sillage de la vérité ne pouvaient pas être pour le pire, n’est-ce pas ? La fin était le commencement : la fin était dans les moyens. Elle ne pouvait pas avoir eu tort d’avoir dit la vérité honnêtement plutôt que de l’avoir seulement laissée filtrer ici et là, plutôt que de la manipuler en manipulant celles qui la recevaient ? C’étaient à elles toutes de décider ce qu’elles en feraient, maintenant.
Dans un des livres conseillés par Carméla de Vaduze, Lisbeï avait trouvé une expression faisant référence à une procédure du Déclin ou même d’avant le Déclin, le « jugement de Dieu ». La vieille Bleue lui avait demandé de la comparer à la Décision : mais la Décision n’était rien d’aussi barbare qu’un combat à mort de deux championnes ! Puis elle avait mieux compris : c’était une sorte de tribunal sacré qui était censé échapper aux petitesses et aux calculs des humaines en faisant appel à l’intervention divine en faveur de la vérité. La Décision était d’une autre nature que les Assemblées, avec leurs discussions qui ne cessaient pas, au moins en théorie, avant que toutes ne fussent convaincues. C’était un acte de foi (« un pari », disaient certaines) en la conscience humaine – à défaut d’être toujours un acte de foi en la lumière d’Elli : toutes les auditantes, et de loin, n’avaient pas été des Croyantes. Plus tard, Lisbeï penserait que les Décisions étaient aussi destinées à introduire des éléments nouveaux dans la trame du Pays des Mères, une sorte de coup de force par lequel les Familles s’obligeaient à évoluer. Mais quelle qu’elle fût, la Décision ne garantissait nullement la direction ni le succès de l’évolution subséquente. Une fois la Décision annoncée, chacune devait apprendre à vivre avec elle, en son âme et conscience et en toute liberté d’opinion.
Et si certaines refusaient la discussion, Livine avait raison, c’était aussi leur droit.